samedi 22 mai 2010

MENU PASSE-TEMPS DANS LE WAGON ENNUYEUX

Lucien Rebatet dans Les Deux Etendards

« Ecoutez la parole du Seigneur, de l'Eternel :

« Voici : ma colère s'étendra sur les nouveau-nés dans leurs langes. J'étoufferai le nourrisson sur la mamelle de sa mère. Je le tordrai dans la douleur comme l'osier est tordu dans la main du vannier, et sa mère sera devant ces douleurs, elle tordra ses bra»* et elle m'invoquera en se déchirant la gorge. Et les cris de sa gorge ne fléchiront point ma fureur. Et le mal mordra son fils à la cervelle et aux entrailles. Il agonisera longtemps, et je le raidirai dans les bras de sa mère.

« Et ils sauront que je suis l'Eternel, celui qui frappe.

« Mon œil sera sans pitié. Je n'aurai point de miséricorde. Je frapperai l'homme et la femme dans toutes les parties de leur corps d'un fléau incurable. Leur sang s'écoulera en bouc et leur chair en pourriture. Le mal rongera leur ventre et leurs seins nuit et jour, comme la dent du rat et le bec de l'oiseau de proie. Le fer taillera dans leur chair, la mutilera, la torturera, mais le mal renaîtra au bord de la blessure. Et le mal désorbitera leurs yeux, boursouflera leurs lèvres et leurs langues, rongera leur face, les rendra plus hideux que les bêtes des mauvais songes, et ils exhaleront la puanteur des charniers. Ils appelleront la mort pendant mille nuits et mille jours, mais la mort ne viendra pas. Et quand j'enverrai la mort sur eux, il n'y aura plus entre leur os et leur peau un seul morceau de chair à dévorer pour ma vengeance, une seule goutte de sang pour abreuver ma colère.

I Et ils sauront que je suis l'Eternel.

« Je mettrai l'amour sur les lèvres du jeune homme et de la vierge, j'enflammerai leurs cœurs, je les lierai par tous les liens de l'amour. Et je dessécherai les poumons de la vierge, et je les déchirerai. Et ses lèvres se dessécheront sur celles de son fiancé comme se dessèchent les pétales de la rose coupée. Son sang jaillira à flots pressés de sa bouche. Ses jambes ne la porteront plus. Je l'abattrai dans son sang, aux pieds de son fiancé, blanche et sans souffle.

« Et ils sauront que je suis l'Eternel.

« Je suis l'Eternel, votre Dieu. J'étendrai vos moissons jus-qu'aux portes du désert, j'élèverai vos vignes jusqu'au faîte des montagnes, je ferai plier tous vos arbres sous la richesse de leurs fruits. Et les nations périront de faim et de soif devant les moissons et les vignes. Et des hommes entre les hommes brûleront les épis des moissons et le vin des vignes. Et les nations s'écrieront : " Insensés, que faites-vous, quand la faim est comme un loup aux dents aiguës dans nos ventres, et la soif comme un charbon brûlant dans nos bouches? " Mais ces hommes ricaneront, et le blé et le vin s'en iront en fumée. Et les hommes et les femmes et les enfants des nations se couche» ront pour mourir dans la soif et la famine.

« Et ils sauront que je suis l'Eternel.

« Je suis l'Eternel, celui qui juge. Je foulerai le pauvre, le probe, je l'écraserai sous sa misère. Et il s'efforcera sans fin et il ne se redressera jamais. Et mes prêtres mettront leur pied sur sa nuque pour le briser. Ils mettront leur pied sur sa bouche pour éteindre jusqu'à ses gémissements. J'engraisserai dans son or le prévaricateur, le voleur, je l'érigerai sur le sommet de la richesse et de la gloire. Je l'établirai a la tête des peuples, et les peuples se prosterneront sur la trace de ses pas. Ils baiseront la trace de ses pas, leur multitude s'unira pour chanter ses louanges. Mes prêtres assemblés allumeront leur encens devant sa face.

« Et vous saurez que je suis l'Eternel.

« Ma droite est terrible et mon courroux n'aura point de bornes. J'attiserai entre vous, entre vos pères et vos fils, et les fils de vos fils, des querelles sans mobile et sans terme. Je dresserai vos nations les unes contre les autres, comme les fauves du désert et les vautours des rochers. Et la guerre sera sur vos nations, et elle dévorera des millions d'hommes. Et elle frappera les adolescents dans leur fleur et les hommes dans leur force, et ils pourriront par millions, leurs cadavres entassés s'élèveront comme des murailles. Et le fer et le feu disperseront leurs membres, hacheront leur chair, consumeront jusqu'à leurs os. Et leurs mères et leurs frères et leurs épouses ne distingueront pas leurs cendres de la poussière des champs. Et ils lèveront leur face vers moi, en disant : " Seigneur, il n'y avait aucune raison à ce massacre. " Je ferai couler plus de sang que les fleuves ne roulent d'eau à la mer. Les nations en seront noyées et la paix ne renaîtra point entre elles. Je ferai passer en elles le vent de ma fureur. Je brandirai l'épée du grand carnage. Le feu tombera du ciel et il jaillira de la mer. Et le feu volera, et le fer rampera, et le feu et le fer voleront et ramperont ensemble. J'exterminerai le bon et le méchant, parce que je veux exterminer le bon et le méchant. Et toute chair saura que moi, l'Eternel, j'aurai tiré mon épée de son fourreau. La guerre anéantira les villes comme elle anéantira les armées. Les villes s'effondreront en poussière et leur sol sera retourné par la charrue de ma violence. Les époux périront par le fer des batailles, et les veuves périront par le feu des villes. Et sur la tombe de leurs pères, les fils pourriront à leur tour. Les vaincus périront de leur défaite et les vainqueurs de leur victoire. Et il y aura plus de cadavres que de cailloux sur la surface de la terre.

« Et vous saurez que je suis l'Eternel, votre Dieu. »

LES PIEDS SALES

DIALOGUE N° 15
Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau

Deux fascistes en prison - 1950

« Il y a des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. »
Chateaubriand. Mémoires d'Outre Tombe,
L. 22, ch. 16
Le dernier numéro des Temps Modernes venait d'arriver à la bibliothèque. Le SS Marschiert et Rebatet s'étaient jetés dessus, épaule contre épaule, pour lire aussitôt la suite du grand papier de Sartre sur Jean Genet, tante professionnelle, indicateur de police, voleur, poète, et, pour toutes ces raisons, l'une des gloires de la plus récente littérature française. Rebatet hurlait sa joie :
R.- Ah ! que c'est beau ! C'est le sommet de Sartre : la méta¬physique de l'enculage. Ecoute-moi un peu ça, Pac ! « Cette Visitation se fait comme il convient, non par les parties nobles comme chez les mystiques qui prisent par-dessus tout l'intuition intellectuelle mais par les parties basses, celles qui sont vouées à l'excrétion. Le Mal, le criminel, Genet lui-même ne sont-ils pas les excréments de la société ? Il n'est pas jusqu'à la brûlure qu'il ressent qui ne soit ambiguë, contradictoire en son essence. Le pédéraste ignore, dans l'acidité irritante de sa douleur, s'il chasse un excré¬ment ou s'il s'ouvre à un corps étranger. »
Pour parler français : il ne sait plus s'il chie ou s'il se fait mettre !
«Et pourtant, continue Sartre, dans cette posture abjecte et ridi¬cule, au milieu de ses souffrances et de sa pourriture, c'est tout de même son Dieu qu'il reçoit. »
Si Rebatet laissait éclater sa joie, Cousteau, lui, se renfrognait :
C.- C'est foutu ! Plus moyen de pasticher' Sartre... Après un coup pareil, aucune caricature n'est possible...
R.- Et ça, continuait Rebatet, emporté par sa lecture : écoute-moi cette définition du dur, du mac :
« Le Dur, c'est, pour parler comme Hegel, le Mal transformé en absolu-sujet. »

Et ça, toujours sur l'enculage :

« Autour de cette relation horizontale, axe de la féodalité ("Ah ! que j'aime cet axe !") s'ordonnent des rapports horizontaux de juxtaposition. »

Cousteau était pantois. Non que ce vocabulaire ne lui fut familier. Depuis que pour lui faire expier ses crimes, 1*Administration pénitentiaire lui avait imposé de traduire des brochures américaines rédigées en jargon husserlien, aucun outrage à la langue française ne le rebutait plus. Et, de Sartre, il s'attendait à tout. Mais tout de même pas à ça.

C.- Ce bonhomme pue, finit-il par dire avec une lueur de meurtre dans le regard. Moralement il pue des pieds. A la scène : les mains sales1'1. Dans ses souliers : les pieds sales. Et l'extravagant c'est que ce bigleux qui folâtre si galamment dans le trou du cul de M. Jean Genet, qui trouve ce trou du cul tellement exaltant et qui le hisse - si l'on peut dire - à des altitudes métaphysiques, est le censeur suprême du gang des vainqueurs, l'oracle qui décide du Bien et du Mal. Le trou du cul de M. Jean Genet, c'est de toute évidence le Bien. Et nos articles à toi et à moi (ou même simplement nos personnes) c'est le Mal.

R.- Je suis au comble de la joie ! s'exclamait Rebatet qui n'avait pas entendu un mot de ce que Cousteau disait. Je savais depuis longtemps ce qu'est Sartre : un salaud, un homme de talent, ce qui m'ennuyait, mais aussi un pion et un farceur travaillant dans le genre attrape-bourgeois. Jusqu'à présent ces deux dernières faces de son être, pour parler comme lui, étaient encore voilées.

C.- Maintenant, il les affiche.

R.- Le monsieur qui parlant des bittes qu'un truqueur prend dans le cul écrit : « Cette tentative passe sans cesse de l'essentialisme à l'existentialisme », ce monsieur se qualifie lui-même. Il y a indiscutablement deux choses qui en littérature épatent nos « dissemblables », les propos sur le cul et le jargon philosophique. Sartre a été un virtuose de l'un et de l'autre filon. Mais il vient de mélanger les genres : parler de Genet en cuistre de Sorbonne. C'est sans doute l'effort suprême. Mais il n'ira pas plus loin. Qu'il en soit déjà là après cinq ans de carrière, c'est inespéré. C'est le signe que la boutique existentialiste fout le camp. Il n'est plus possible désormais de parler de Sartre sérieusement. Or c'était absolument indispensable pour le prestige, la fortune du personnage.

Cousteau hochait la tête avec scepticisme :

C.- J'en suis, hélas, beaucoup moins sûr que toi. Pourquoi diable, nos « dissemblables » ne continueraient-ils pas à prendre ce faquin au sérieux ? Je crois au contraire à la pérennité de la gloire sartrienne. Il a tout ce qu'il faut pour réussir dans la France des «autres ». Et il a surtout tout ce qu'il faut pour que les autres lui restent fidèles. D'abord, si tu fais abstraction des procédés charlatanesques (jargon philosophique et sujets artificiellement scabreux), les thèmes fondamentaux de Sartre sont les vieux thèmes éprouvés de la tradition littéraire quarante-huitarde, celle qui va des Misérables à Nana et à La Porteuse de Pain : la douce prostituée, le vilain hobereau, le bon cambrioleur, le méchant flic. Ça c'est du solide, du garanti sur facture, un placement de père de famille. Tu as lu la Putain Respectueuse ?

R.- C'est 1'« Ambigu » d'avant l'autre guerre.

C.- Et il y a toujours en France, pour cette sorte de mélo « social», un public tout prêt à conspuer le traître et à pleurer sur l'infortune de Fantine et de Cosette. Sartre, c'est le Victor Hugo du XXe siècle. Que ses trucs soient percés à jour par des gens clairvoyants, comme les trucs des Misérables furent percés à jour par Flaubert ne l'empêchera ni de consolider sa gloire ni de la faire durer.

R.- Certes, le Jean-Paul est remarquablement adéquat à son époque. 11 en est le bouillon. Tu tiens surtout à tirer de Sartre un jugement sur le monde extérieur pour prouver que les va-de-la-gueule, les merdeux, les gobe-mouches y sont la majorité. C'est un bon point de vue, je l'approuve. Mais moi, je m'intéresse à Sartre « en soi ». Parce que, s'il est réconfortant de penser que le grand génie d'une époque est ce baleteur, ce cuistre, il n'en reste pas moins que le bateleur et le cuistre a toutes les prérogatives du génie et que notre mépris ne l'atteint pas plus que de la bave d'escargot.

C.- On peut toujours espérer que Sartre ira un jour au trou entre quatre policiers kalmouks. Mais les policiers kalmouks sont longs à venir.

R.- Et du reste je suis convaincu que Sartre ne les attendra pas. Il n'y aura pas d'avions pour nous, fascistes infects, si nous avons encore le malheur de fouler le sol de ce continent, mais il y aura une « constellation » pour toute la clique déviationniste, marxiste mais pas communiste des Temps Modernes, qui aura la plus foireuse pétoche au cul. Je suis avide de vengeances plus concrètes, plus rapides. Je guette depuis quatre ans les fissures dans le socle tout de même extravagant sur lequel Sartre s'est hissé. Je te dis que ça vient.

C.- Oh ! crois-tu ?

R.- Ce n'est pas moi qui dis que la littérature « libérée » est en pleine faillite, ce sont d'anciens résistants eux-mêmes qui le proclament, qui ont cru que l'année 1945 allait inaugurer une ère nouvelle et constatent cinq ans plus tard que cette renaissance se solde par une série de pets.

C.- La faillite n'est pas contestable.

R.- Sartre a pu se maintenir en flèche à cause du pognon qu'il a déjà pris, du formidable baratin dont il a été entouré, du talent, malheureusement indiscutable qu'il a dans plusieurs registres! Mais il arrive au bout du rouleau. Non pas, tu me comprends bien, que je trouve inouï que l'on consacre cinquante pages à un enculé professionnel, je dirai même que c'est un sujet intéressant. Mais c'est le ton, la moralité que prétend dégager Sartre de cette étude qui indiquent que nous touchons à la fin d'un genre. Si Sartre s'acharne, et ça a bien l'air d'être dans son caractère de bonimenteur doctoral, il est foutu. Nous le verrons faire une chute sensationnelle. Voilà en tout cas la vengeance que j'espère. Car, nom de Dieu, s'il y a un type à qui je souhaite du mal, c'est bien celui-là.

Cousteau avait le sourire oblique et le regard mauvais :

C.- Je crois bien que c'est l'homme que je hais le plus au monde. Si Sartre m'inspire une telle haine, ce n'est pas parce qu'il est un ennemi parmi des ennemis. Ce n'est pas parce qu'il aime tout ce que je méprise et qu'il méprise tout ce que je respecte. Il y a comme ça dans le monde, des millions et des millions d'individus qui ne pensent pas comme moi et qu'il serait puéril de s'acharner à haïr. Il est plus confortable de les ignorer, de faire comme s'ils n'existaient pas. Sartre, lui, je ne peux pas l'ignorer. Et dès qu'il est en cause, je ne peux pas non plus conserver mon sang-froid et je me mets à frétiller de l'épithète.

R.- L'épithète, l'épithète... c'est une soupape. C'est une bonne arme par temps de bagarre, on l'a toujours sous la main. Nous avions le droit d'en abuser quand nous étions jeunes, parce que nous ne savions pas grand-chose. Mais aujourd'hui, nous connaissons les faits et gestes de nos contemporains. Je trouve qu'il est beaucoup plus efficace désormais de raconter les gens, de les décrire plutôt que de les qualifier.

C.- Tu as raison, Lucien. Mais c'est plus fort que moi. Je vois rouge. Je vois rouge, je te le répète, parce que Sartre n'est pas seulement un ennemi, parce que c'est d'abord un malhonnête homme, parce qu'il est profondément, essentiellement malhonnête, parce qu'il triche sans arrêt de la première à la dernière ligne de chacun de ses livres, de chacun de ses articles, parce qu'il triche comme d'autres respirent, par goût, par besoin, par nature. Je veux bien me battre sans espoir contre le monde entier, mais pas contre un homme qui n'emploie jamais que des coups défendus. On ne discute pas avec un tricheur.

R.- Il n'est pas question de discuter avec Sartre. Lui-même du reste ne discute avec personne, sauf avec quelques crypto-communistes qui pourraient lui voler des clients. Ce qu'il faudrait, c'est le décrire aussi exactement que possible, lit ce que tu dis de sa malhonnêteté est fort utile pour cette description.

C.- C'est le trait dominant du bonhomme, son contour essentiel, celui que saisit d'abord un dessinateur devant son modèle.

R.- Je t'ai dit depuis déjà longtemps que je subodorais dans la philosophie de Sartre une grosse escroquerie dont les Allemands contemporains avaient fait les frais. Or, il semble bien que ce soit l'avis des Allemands eux-mêmes, de tous ceux qui ont fréquenté Husserl, Heidegger et autres abstracteurs. Sartre les a pillés sans vergogne.

C.- Le surprenant, c'est qu'on ne l'ait pas déjà écrit plus ouvertement.

p| Mais sans doute les philosophes français n'ont-ils pas intérêt à ouvrir un procès de plagiat où ils passeraient vite du rôle de témoins à celui d'accusés... Remarque bien que j'incline de plus en plus à croire que toute philosophie est une escroquerie, dans un certain sens. Mais chez Sartre, il s'agit de l'escroquerie pure et simple : il vole à d'autres auteurs leurs observations, leur vocabulaire, leurs méthodes.

Cousteau sourit :

C.- Tu penses bien que je n'ai pas la compétence nécessaire pour déterminer la part du plagiat dans l'œuvre philosophique de Sartre.

R.- Moi non plus d'ailleurs.

C.-11 ne doit pas y avoir en Europe plus de deux ou trois douzaines de techniciens capables de démonter le mécanisme de cette imposture-là.

R.- Or, chaque fois qu'on tombe sur un de ces techniciens, il s'empresse d'affirmer que Sartre s'est contenté de démarquer grossièrement les enculeurs de mouches fridolins.

C.- Croyons-les donc sur parole. Mais là où le concours des techniciens est inutile, c'est lorsqu'il s'agit de juger l'homme «en soi ». Son improbité est tellement évidente qu'il est tout de même un petit peu monstrueux qu'elle n'ait pas été plus sérieusement dénoncée. Pas par nous ou par les amis qui nous restent. Par les gens d'en face. S'il y a des garçons honnêtes dans le champ adverse, ils ne doivent pas être tellement fiers d'être coiffés par un rigolo de ce calibre. Car il est bien entendu, n'est-ce pas, que Sartre est une sorte de Pape de la résistance ? Dès la libération, il a surgi, il s'est imposé et il s'est mis à trancher de toutes choses, à distribuer les satisfécits et les excommunications, à séparer les purs des impurs, à décider du Bien et du Mal. De quel maquis sortait-il, ce pontife ? Il me semble que si j'avais un tout petit peu risqué ma peau pour la résistance, je me serais au moins posé la question. Eh bien, Sartre sortait du maquis des Deux Magots.

R.- Où l'on a terriblement peu risqué le crématoire.

C.- Et coupé énormément de cheveux en quatre et extrêmement peu de gorges teutonnes. Je ne le lui reproche pas : je lui reproche de se faire passer pour ce qu'il n'est pas, d'être le type même du résistant-bidon du 32 août1". Avant le 32 août, il n'attendait pas les Boches au coin des rues, il se faisait éditer comme tout le monde avec l'imprimatur de la Propaganda Staffel et en dédicaçant ses ours au lieutenant Heller*. Et il se faisait jouer - toujours avec | imprimatur de la Propaganda-Staffel - devant des rangées de messieurs en vert. Ça, je l'ai vu des mes yeux ; j'étais à la générale de Huis Clos.

R.- Je n'étais pas à la générale de Huis Clos, celle des Mouches m'avait suffi. J'ai eu tort puisqu'il semble bien que Huis Clos soit très supérieur aux Mouches. En tout cas, pour les Mouches, au théâtre Sarah Bernardt, il n'y avait pas moins de Friquets qu'au Vieux Colombier. Et, sauf erreur, Sartre partageait l'affiche avec Paul Morand, collaborateur de Laval, ambassadeur de Pétain, bref, un fasciste atroce.

C.- Encore une fois, ça ne me choque pas qu'il se soit employé, cet écrivain, à distraire l'année d'occupation. Ce qui me donne des nausées, c'est qu'il ait eu le culot d'écrire - c'est dans Situations III, on peut retrouver la référence - que pendant toute l'Occupation, les Parisiens ont vécu sous la terreur, que tous les Français brûlaient du désir - tu te rends compte ! - de reprendre le combat et que lui, Sartre, se consumait d'une rage impuissante et poussait l'intrépidité --je n'invente rien ! - jusqu'à continuer à écouter la radio anglaise pendant les alertes au lieu de descendre à la cave.

R.- Plus fort que le joli mouvement du menton de Barrés.

C. - Les spectateurs de la générale de Huis Clos (je n'étais pas seul et il n'y avait pas, après tout, que des Allemands) devraient être fixés sur l'intransigeance patriotique du bonhomme. Il semble d'ailleurs avoir prévu l'objection, puisqu'après la libération, il y a eu une nouvelle « générale » de Huis Clos et que la presse a été chargée d'imprimer que l'autre ne comptait pas, qu'elle avait été polluée par d'abjectes présences nazies et que c'était la nouvelle « générale » seule qui était la bonne, la vrai de vraie. Ce n'est tout de même pas sérieux.

R.- Nous disions l'autre jour que si Adolf avait gagné la guerre, Sartre ferait actuellement des conférences à Heidelberg, présenterait ses pièces à Berlin. Il n'y avait absolument rien dans son activité passée qui pût l'empêcher d'affirmer son national-socialisme. Sa mieux accabler les collaborateurs, pour que collaboration et pédérastie S'identifient dans l'esprit du lecteur. D'un côté, il magnifie Genet la tantouse. De l'autre, il traite les collaborateurs d'enculés... Comment veux-tu qu'on joue avec un monsieur qui tire sans cesse de ses poches des cartes biseautées ?

R.- C'est pourtant ce que se sont empressés de faire tous les jocrisses qui ont voulu contrer Sartre : les jésuites qui font de la scolastique avec lui, le Boutang1', l'antique pet-de-loup Gabriel Marcel qui lui répondent à coup de philosophie, et quelle philosophie ! ou encore ce pauvre Maulnier. Celui qui vise le plus juste, en somme, c'est ce vieux serpent de Mauriac quand il siffle que Sartre est laid comme un pou et qu'il louche... Mais tu me parles de La Mort dans l'âme. Voilà encore un bouquin qui m'a fait grand plaisir, le plaisir qu'on a à voir l'ennemi commettre une gaffe irréparable. Tu as vu cette scène du clocher : Mathieu2 pour se réaliser, tirant les Dernières Cartouches sur les Boches, le 18 juin ! Huit cents pages, non dépourvues de talent, du reste, la grande œuvre romanesque de M. Sartre pour aboutir à un chromo d'Alphonse de Neuville.

C.- J'aurais voulu voir la gueule des disciples, au Flore, à la Rhumerie Martiniquaise, le jour où ils ont lu ce petit texte...

R. - Il y a eu un gros engouement pour Sartre en 1945, chez les jeunes gars qui avaient été ballottés entre la collaboration et le gaullisme, le surréalisme et les curetons, et qui attendaient de l'existentialisme une espèce de bréviaire de l'anarchie. On ne peut pas leur en vouloir, hein ? Mais on ne me fera jamais croire que les dits gars béent d'admiration devant le bigle atteint de délire démocratique qui passe du charabia hégélien aux feuilletons tricolores, le tout hérissé de plus de majuscules que Les Quatre Vents de l'esprit de Hugo. Or, si Sartre perd l'audience des «intellectuels», que lui restera-t-il : ce ne sera évidemment pas la classe ouvrière qui n'a jamais lu et ne lira jamais une ligne du socialiste Sartre, de la progressiste Simone de Beauvoir. Je te dis que cette bande n'ira plus très loin. Ou alors il faudra qu'elle change drôlement de route.

C.- Tu me le faisais remarquer l'autre jour: la tare majeure de ces farceurs camouflés en anarchistes, c'est qu'ils sont essentiellement des moralistes.

R.- Ce camouflage-là, lui aussi, est une escroquerie.
C.- On comprend qu'ils aient eu au début un certain succès auprès des jeunes gens en leur expliquant qu'il ne tirait point à conséquence de culbuter sa mère, de chier sur les moquettes et de voler aux étalages, que l'important était de se « réaliser » par n'importe quel moyen : catch as catch can. Là-dessus, on leur dit : « D'accord, je vais me réaliser dans la SS. » Et tu les vois aussitôt bondir comme un Mauriac dans un bénitier, se tordre les bras et glapir que c'est l'abomination de la désolation, qu'on ne peut se « réaliser» décemment que dans les brigades internationales. Si tu demandes pourquoi, tu te fais drôlement engueuler. Scrogneugneu ! Garde à vous ! Repos ! Foutrai dedans ! Jugulaire Jugulaire ! Et pas de rouspétance. On se « réalise » dans les brigades internationales parce que c'est l'ordre du colonel. En quelque sorte l'impératif catégorique de feu M. Kant qu'on baptise « historicité » pour relever la sauce. Grâce à l'historicité, tu ne peux plus lever le petit doigt sans que ton geste soit affublé d'un coefficient de moralité. Quoi que tu fasses, c'est historique ou antihistorique, c'est-à-dire Bien ou Mal. Jadis, selon les canons de la morale traditionnelle, il y avait encore quelques secteurs neutres. Avec Sartre, il n'y en a plus. Il te plonge vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la morale. Et quelle morale !

R.- La morale de Hugo, mon vieux ! La morale de Béranger :

« A genoux devant la casquette

Chapeau bas devant l'ouvrier... ».

Un bel aboutissement pour un philosophe d'avant-garde...